Jean-Jacques Dessalines naquit à la Grande-Riviere, département du Nord d’Haïti, en 1758. Le système colonial, qu’a détruit notre révolution, si sainte par ses principes, le maintint en servitude jusqu’en 1791. Alors age de trente-trois ans, il conquit sa liberté, au travers des torrents de sang et d’immenses embrasements, confondu dans les rangs d’une des bandes qui formaient les gros bataillons de Bouckman et de Jeannot. Il servit ensuite, sous les ordres de Jean-François et de Biassou, et combattit les planteurs qui luttèrent sans succès pendant deux ans, contre le torrent des bandes héroïques et dévastatrices de la province du Nord. II avait connu Oge et Chavannes en 1790 ; il avait été témoin de la formation de leur attroupement, il les avait entendus proclamer les droits de 1’homme, les avait vus lancer le premier coup au colosse colonial et avait admiré leur généreux dévouement.
Il pleura sur leur triste sort, comme il eut l’occasion de le dire, plusieurs fois, quand il devint chef d’Etat ; et après leur horrible exécution, il fut maintes fois l’agent des contumaces de ce sanglant épisode de notre histoire, qui, réfugies dans les bois les plus retires, communiquaient, par des émissaires, avec les ateliers qu’ils poussaient à la révolte. Plusieurs d’entre eux, retirés au sommet des montagnes, lui donnèrent souvent des instructions, a cette époque.
Ses instincts le portèrent à abandonner la cause de Sa Majesté Catholique, et a suivre Toussaint Louverture pour se rallier a la République française, dont les commissaires avaient proclamé la liberté générale. Au grade de capitaine, il se fit des lors invariablement remarquer par une haine implacable contre le parti colonial. Quand les troupes franches, composées de Noirs et d’hommes de couleur, furent organisées, il fut promu au grade de chef de bataillon, en octobre 1794, par le gouverneur Laveaux, sur la demande de Toussaint Louverture, le même jour que Clervaux et Maurepas.
En 1795, il devint colonel de la 4e coloniale, et en 1797, général de brigade. Il combattit les Anglais avec une rare activité, sous les ordres de Toussaint, et contribua puissamment a leur expulsion de l’Artibonite, pendant que Villate les contenait dans le Nord, Beauvais dans l’Ouest et que Rigaud les chassait du Sud.
Aussitôt après l’évacuation des Anglais, il vit avec douleur Toussaint Louverture se placer sous l’influence des colons. Aussi, pendant la guerre civile et après la chute de Rigaud, arracha-t-il a la mort une foule de braves appartenant au parti qui avait été terrassé. Le colon, nourrissant l’espoir de ré-asservir le Noir, l’affaiblissait, en le poussant à des immolations d’hommes de couleur.
Les pertes qu’avait éprouvées le pays par la guerre civile, les divisions, les haines qu’elle avait fait naître favorisèrent le triomphe des armes liberticides de la Métropole. Dessalines reconnut que les Français n’avaient obtenu leurs succès qu’a la faveur des divisions qui avaient, pour ainsi dire, séparé en deux camps, les Noirs et les hommes de couleur.
II conçut la généreuse et salutaire pensée, après la déportation de Toussaint Louverture, de réunir les deux castes dont les intérêts étaient les mêmes, et de les opposer, en un seul corps, à nos oppresseurs. Ce fut l’idée fixe et persévérante de toute sa vie. Et de même que Toussaint, sous l’influence du colon qui abhorrait le Mulâtre, personnifia le principe de la suprématie noire a St-Domingue, Dessalines personnifia l’alliance du Noir avec le Jaune en Haïti.
Ecoutons le fondateur de notre Indépendance : « Noirs et jaunes que la duplicité raffinée des européens a cherché si longtemps à diviser, vous ne faites aujourd’hui qu’un seul tout, qu’une seule famille; n’en doutez pas, votre parfaite réconciliation avait besoin d’être scellée du sang de nos bourreaux. Maintenez votre précieuse concorde, cette heureuse harmonie parmi vous; c’est le gage de votre bonheur, de votre salut, de vos succès : c’est le secret d’être invincibles. » Dessalines avait compris, mieux que Toussaint, ce qu’il y a de dévouement natif de la part de l’homme de couleur envers le Noir.
Les Français voulant rétablir l’esclavage, (en octobre 1802), les Noirs et les hommes de couleur coururent aux armes, et la guerre de l’Indépendance éclata. Dessalines apparut alors plus glorieux sur la scène, et tout changea de face sans retour. La Providence l’avait chargé de la mission de fonder Haïti, en réunissant en un seul faisceau le Noir et le Jaune.
Il arracha du drapeau tricolore la couleur blanche, et en rapprochant le rouge et le bleu, il symbolisa, a nos yeux, l’alliance de l’Africain avec ses descendants. A lui seul, il renfermait dans son cœur l’ambition de l’Indépendance dont était animée toute la nation. Son tempérament et son esprit avaient toute la vigueur nectarifère à l’opiniâtre poursuite de son vaste projet d’une taille ordinaire; il était brave, intrépide, infatigable, avait de véritables talents guerriers; il était en même temps impitoyable et généreux.
Au-dessus de ses contemporains, il les dépassa et les conduisit au terme de quatorze années de luttes; il les y entraîna en dépit de leur hésitation, dans les premiers moments. On est saisi d’un profond frémissement à la vue de sa foudroyante opiniâtreté, au travers de tant de marches forcées, de tant de sang; ce n’est qu’a force de sacrifices humains qu’il parait devoir se rendre l’Eternel favorable.
Par la grandeur du but qu’il veut atteindre, la postérité ne lui pardonnera-t-elle pas les moyens qu’il emploie ? II force ses soldats à traverser des mornes impraticables, des torrents rapides, à parcourir les plaines à pas de géant, sans paie, mal nourris, et harassés de fatigues, à enlever des villes hérissées de canons fulminants. Il ne craint pas d’assumer sur sa tête la responsabilité entière de ses mesures. « Que m’importe, s’écrie-t-il, l’opinion de la postérité, pourvu que je sauve mon pays ? » Paroles qui divulguent le prédestine, entraîne vers un but inévitable.
Géant antique, il ne dresse son monument que par des sueurs et du sang. Son oeuvre est l’effet de cette profonde conviction que le peuple haïtien ne doit titre heureux que par l’Indépendance. Il immola tous ceux de ses frères qui résistèrent à son entreprise ou tentèrent de lui en ravir la gloire.
Ainsi, il fit périr des centaines de cultivateurs fidèles à la France, livra Charles Belair aux bourreaux et Lamour Derance aux douleurs mortelles d’un obscur cachot. Souvent il donna quelques larmes a ses victimes; mais, ange vengeur des races éteintes dans la servitude, ne reculant devant aucun obstacle, il demeura inflexible toutes les fois qu’il fallut frapper; il se glorifia de ces sacrifices faits au triomphe de son plan.
Frémissant d’horreur et d’admiration, on ne sait si l’on doit le condamner ou l’absoudre; la morale le condamne, mais la raison de salut public ne l’absout-elle pas ? Les ennemis de l’Indépendance trouvèrent toujours en lui un titre impitoyable. Mais sans de fortes passions que fait-on de grand ? Et peut-on sous l’influence des passions ne pas dépasser le but et atteindre les extrêmes ? La passion seule engendre les titres extraordinaires, mais elle les remplit aussi de vices et de vertus. Pendant qu’il donnait de l’essor à des haines implacables, il avait des entrailles de frère pour les Polonais qui n’avaient point partage les fureurs des colons.
Principe incarne de l’Indépendance, il fut barbare contre la barbarie coloniale. Après la guerre, quand il fallut administrer, son étoile pâlit parce que sa mission qui avait été uniquement de combattre, selon les décrets de la Providence, était accomplie. Les ennemis de la patrie terrassés, il voulut continuer encore à lutter; mais il trouva dans la nation, qu’il avait conduite a la conquête des droits les plus chers, et qui voulait, après la victoire, se constituer librement, une résistance invincible. Il entra dans un monde qui n’était plus le sien.
L’esprit de Dieu qui l’avait animé, se retira de lui. II ne fut plus l’instrument choisi par le ciel; il ne s’en approcha pas plus que le reste des humains. N’agissant plus pour atteindre un terme providentiel, il devint un être ordinaire; il_ n’eut plus rien de grand; il fut dominé par ses passions brutales que son tempérament de feu faisait naître; l’auréole de gloire qui le couronnait, pendant la guerre s’évanouit, son prestige tomba. Il traita le peuple comme une conquête, exigeant de lui un travail forcé presque aussi rude que celui de l’ancien régime, n’obtenant aucun résultat et jetant la nouvelle société dans des tiraillements continuels par l’absence totale de l’unité administrative. La nation subjuguée réagit contre lui et l’abattit. Dessalines fut un boulet lancé par la Providence qui ne put s’arrêter qu’en se frappant contre un rempart hérissé de fer.
Néanmoins, quel qu’ait été son despotisme, après l’expulsion de nos oppresseurs, nous devons le lui pardonner, l’honorer profondément, aimer sa mémoire, mettre à part son existence comme Souverain, et ne contempler en lui que le glorieux guerrier et l’immortel Fondateur de l’Indépendance d’Haïti. Répétons ce que nous avons déjà dit a l’occasion de son assassinat politique : « Les Romains
se défirent de Romulus parce qu’il était devenu tyran, mais ils le placèrent au ciel parce qu’il avait été le fondateur de Rome »
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