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Index de l'article

 

Pour Janvier, c'est à partir de cette date que les questions sociales ne sont plus traitées que sous l'angle du droit ; dans le jeu du pouvoir en place, le droit est forcément partisan, puisque jamais un contre pouvoir n'a pu trouver place. Ainsi, les paysans exclus ne peuvent disposer des terres. Ils sont alors confinés dans les marges sociales, alors que le véritable enjeu politique, toujours selon Janvier, est la mise en œuvre de la citoyenneté, de la communauté de projet. Janvier reproche aux différents pouvoirs d'avoir ignoré « que la petite propriété n'est ni une cause d'appauvrissement, ni un danger ; qu'elle offre au contraire toutes sortes d'avantages ; qu'elle utilise le sol là où la grande propriété qui ne fait que des prolétaires agricoles aurait tout laissé en friches ; que la petite propriété rend les paysans indépendants, prévoyants, patriotes ; en un mot, qu'elle forme des citoyens ». La « question de couleur » est aussi envisagée comme un fourvoiement, puisqu'elle masque la véritable question, qui est d'ordre social et économique avant tout.

 

Selon Janvier, cette question de couleur a fini par modeler des postures sociales ridicules : « Les platitudes des mulâtres qui cherchaient à passer pour blancs, sont incroyables ; les bassesses des noirs qui flattaient les hommes de couleur pour vivre en leur compagnie sont inénarrables ». Ce singulier décentrement de la pensée est également à l'œuvre dans la critique sévère qu'il fait du catholicisme, qualifié de « fétichisme européen », rangé dans le même opprobre que le « fétichisme africain ». Sa vision de l'histoire de l'église catholique est très négative, car l'église menace les fondations d'Haïti :


Le catholicisme, après avoir fait l'esclavage des noirs, en reste encore complice : il est responsable de l'abjection dans laquelle la race noire a croupi pendant des siècles ; il a aidé au développement du préjugé de couleur des blancs contre les noirs ; étant centralisé à Rome, il ne peut jamais devenir une religion de politique nationale ; enfin, à un moment donné, il peut compromettre, l'œuvre de 1804 : l'indépendance.


La dernière partie du livre est consacrée à un tableau terrible des guerres civiles après la chute de Geffrard. La succession des présidents va voir l'opposition quasi systématique d'intérêts particuliers, les alliances temporaires, et l'effondrement de toute pensée politique construite et cohérente :

Les présidences à court terme, mauvaises pour un pays neuf où la vie politique n'est pas intense parce que les cerveaux ont été laissés trop longtemps sans culture et que les intérêts matériels sont concentrés entre les mains d'un petit nombre de personnes, vont se succéder. Avec elles, se manifesteront des recrudescences de la colère du peuple, naîtront des guerres intestines. Les unes et les autres seront précédées, accompagnées ou suivies de luttes parlementaires absolument sans grandeur. (Les Constitutions d'Haïti)
La seule personnalité de Démesvar Delorme émerge de ces guerres civiles, notamment des luttes entre Piquets et Cacos, paysans en armes, dont les révoltes et les rivalités sont incessantes. Haïti, dans la perception qu'en a désormais Janvier, se réduit à un objet de convoitise pour les puissances colonisatrices, et ne peut plus rien produire, sur le double plan économique et culturel. Le pessimisme de Janvier s'affirme alors de façon particulièrement sensible : Haïti est devenue une terre d'où la culture s'absente, mais où prolifèrent les seigneurs de la guerre. Il ne peut que prendre ses distances vis-à-vis de cet état de fait :

La guerre civile est la chose la plus exécrable, la plus ignoble, la plus misérable qu'il soit. Ici, on ne fera gloire à personne d'avoir montré de la bravoure dans le cours des luttes fratricides qui ensanglantèrent le pays de 1868 à 1870.
Si brave que l'on se croit être, on ne le reste plus quand, le pouvant, au lieu d'éclairer son pays sur ses véritables intérêts, on prend un fusil pour tuer son compatriote sous prétexte de lui donner des libertés illusoires. Chez un peuple sentimental, affamé de justice, comme l'est le peuple haïtien, toute question peut se vider par la discussion. (Les Constitutions d'Haïti)
La toute dernière partie de l'essai est consacrée à une proposition de nouvelle constitution pour le pays. Janvier place en son centre la nécessité de la négociation comme mode de résolution des conflits. Car le véritable enjeu que définit Janvier est celui de la nécessaire modernisation du pays. Vivant en Europe, voyageant, il voit de toutes parts monter les impérialismes.

Si certains aspects de la pensée politique de Janvier semblent désormais inactuels, si parfois l'outrance de certaines déclarations suscite l'interrogation, le lecteur est néanmoins frappé par la volonté de l'auteur de tenter une véritable fondation du discours politique. Janvier constate le délabrement dans lequel se trouve l'État et ses quelques institutions. Il explique que si le discours politique se dégrade en diabolisation et en invectives, la seule voie de protestation devient celle de la guerre civile, qui paupérise ceux qui sont déjà les plus pauvres. L'ouvrage ne semble pas avoir eu le retentissement qu'il méritait en Haïti.

En 1888, il fait paraître un roman étonnant, Une Chercheuse. Il y raconte la vie et les déceptions de Mimose Carminier (devenue de Foncine), de Bordeaux, qui construit sa vie dans la recherche d'un amour entier, délivré des illusions de la bienséance sociale et de l'attente platonique. Elle le trouve en la personne d'un jeune médecin égyptien, Edriss, qui rentrera mourir à Alexandrie lors du bombardement de la ville par la marine britannique. Sans cesse transparaissent dans ce texte les critiques adressées par Janvier contre l'impérialisme des
 

puissances occidentales – qui maltraitent leurs pauvres comme elles maltraitent et détruisent les autres cultures et les autres nations en arguant de l'infériorité de races – et contre les forces de répression qui gouvernent les États voués à la colonisation, forces à la fois rétrogrades et corrompues par les États impérialistes. Le roman tire sa force étrange par l'articulation entre ces différentes thématiques dans le corps de Mimose, femme libérée qui jette un regard hautain et désabusé sur ses contemporains. Janvier décrit subtilement la crise de la pensée occidentale, en totale contradiction avec la pensée des Lumières. Le constat est plutôt désabusé : « Ils appellent cela de la civilisation ! C'est de la barbarie retournée ».

Malgré ce pessimisme grandissant, Janvier rentre en Haïti pour participer à la vie politique de son pays. En 1905 il publie l'un de ses derniers ouvrages, Du Gouvernement civil en Haïti, où il critique la succession des gouvernements militaires depuis 1804. En deçà du programme politique, l'ouvrage décrit une île « veuve de sa population autochtone », dont le nom même a été dévoyé en Petite Espagne (Hispañola), alors qu'il s'agit bien d'une Grande Terre, Haïti. L'ouvrage égrène des listes de noms de lieux, comme s'il fallait les arrimer définitivement. Janvier n'est pas le seul à le pressentir, une autre occupation se profile.

L'œuvre de Janvier semble avoir eu, à son époque, une réception mesurée. Certains, tel Anténor Firmin, reconnaissent à Janvier une capacité à changer les représentations négatives et dégradantes accolées à Haïti. Plusieurs ouvrages seront mal interprétés par la presse haïtienne. Si, plus tard (1933), Vaval écrit d'Une Chercheuse que « c'est un roman à lire et à relire et qu'on doit faire relier pour sa bibliothèque, en cramoisi avec des tranches dorées, comme le demandait un personnage de Shakespeare », ce roman a souvent été évacué des lettres haïtiennes, parce que, comme pour les romans de Démesvar Delorme, son action ne se déroule pas en Haïti. Le critique Ghislain Gouraige éreintera le roman dans son Histoire de la littérature haïtienne : « La pauvreté du style de Janvier (ailleurs si dense) s'ajoute aux défauts de ce roman privé d'observations psychologiques, et dont la valeur émotionnelle est à peu près nulle ». On est en droit de critiquer ce jugement sommaire.

Louis Joseph Janvier a été croqué en personnage de roman, dans une œuvre de nature raciste, publiée à Paris par l'un de ses contemporains – autrefois l'un des voyageurs français en Haïti, militant reconnu, officiel et décoré de la cause de la colonisation – Edgar La Selve. Il est représenté sous le nom transparent de Januarius dans une fiction particulièrement dégradante pour les Haïtiens : Le Général Cocoyo, mœurs haïtiennes (Paris, E. Dentu, 1888). La Selve y reprend, en les ridiculisant, les thèses historiques et anthropologistes de Janvier. C'est de ce contexte infâmant, si prégnant et si courant dans les cultures impériales, que l'œuvre magistrale de Janvier se dégage et qu'elle remet en jeu. C'est pourquoi il est nécessaire de reconnaître à Janvier cette force particulière – qui lui a permis de décentrer progressivement la clôture idéologique occidentale – et de relire son œuvre à la mesure de cette dynamique.

Source : voir ici
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